Accompagner la démocratisation des alimentations saines et durables

À propos d’une politique publique de complémentation en vitamine B12 dans le cadre d’une alimentation saine et durable

Cet article explore le scénario d’une démocratisation des alimentations saines et durables à dominante végétale dans lequel les apports en vitamines B12, historiquement assurés par la consommation de produits d’origine animale, sont assurés par une politique publique de complémentation.

Résumé

  • Les régimes alimentaires sains se caractérisent par un apport calorique optimal et se composent principalement d’une diversité d’aliments d’origine végétale et de faibles quantités d’aliments d’origine animale.
  • Dans une telle société, une politique d’apports en vitamine B12 doit être mise en place car l’alimentation seule n’assure plus la couverture des besoins en ce nutriment essentiel à la synthèse de l’ADN et à la multiplication cellulaire.
  • Un telle politique de santé publique est déjà en place à l’échelle mondiale pour l’iode.
  • La complémentation quotidienne de l’ensemble de la population française correspond à un besoin de production de vitamine B12 estimé à 2,8 tonnes par an. Pour couvrir ce besoin dans l’ensemble des pays, la production annuelle nécessaire serait de 220 tonnes, 2,75 fois plus que la production actuelle.
  • Le coût plafond d’une telle production est estimé à 4,4 milliards d’€, soit 56 centimes d’€ par personne et par an.
  • Ce coût est à mettre en regard d’économies attendues dans les pays occidentaux où une végétalisation de l’alimentation permettrait de diminuer le nombre de décès prématurés et les coûts sanitaires des maladies liées au mode de vie.
  • La couverture des besoins en vitamine B12 via une complémentation à l’échelle mondiale ne semble poser aucun défi particulier en termes d’infrastructures et de logistique.

Contexte

Début 2019, la Commission EAT-Lancet a réuni 37 scientifiques de renom afin de définir des objectifs mondiaux pour une alimentation saine et une production alimentaire durable [1]. Les régimes alimentaires sains se caractérisent par un apport calorique optimal et se composent principalement d’une diversité d’aliments d’origine végétale et de faibles quantités d’aliments d’origine animale. Une transition des régimes actuels vers des régimes sains implique une forte réduction de la consommation de viande [2], en particulier de viande rouge [3].

Cette réduction de la consommation de viande, d’au moins 50 %, entraîne une diminution des apports en vitamine B12. En effet, les produits d’origine animale sont les contributeurs quasi-exclusifs de vitamine B12 au sein d’un régime omnivore. La vitamine B12 participe à la synthèse de l’ADN et à la multiplication cellulaire, elle joue donc un rôle fondamental dans le renouvellement de nombreux tissus (peau, muqueuse digestive, tissus hématopoïétiques, système nerveux). Quelques rares végétaux (champignons et algues bactériennes) peuvent contenir de la vitamine B12 mais dans des teneurs trop faibles et/ou trop variables pour couvrir les besoins [4]. Dans le cadre d’une alimentation à dominante végétale [5], la vitamine B12 est le seul nutriment où il apparaît absolument nécessaire de recourir à un apport artificiel (compléments alimentaires ou aliments enrichis) pour assurer la couverture des besoins.

Dans le scénario d’une démocratisation des alimentations saines et durables à dominante végétale, les apports en vitamines B12, historiquement assurés par la consommation de produits d’origine animale, une politique publique de complémentation doit être mise en place. Se pose alors la question de la quantité de vitamine B12 à produire pour couvrir les besoins de l’ensemble de la population et ainsi minimiser le risque de carence.

Politiques publiques de complémentation

L’iode est un nutriment qui fait figure de cas d’école. Pendant longtemps, la carence en iode a été un important problème de santé publique [6]. Cela a conduit à la mise en place de politiques publiques d’enrichissement du sel de table à l’échelle mondiale [7]. Dès 2007, 17 pays européens avaient des programmes nationaux portant sur le sel iodé [8][9]. D’autres modalités de complémentation de la population ont été mises en place, par exemple avec l’huile iodé en Roumanie, l’eau iodée en Italie (Sicile), le thé iodé en Chine ou encore le sucre iodé au Guatemala et au Soudan. En France, la politique d’enrichissement du sel de table en iode (à hauteur de 1860 µg/100 g) date de 1952.

Concernant la vitamine B12, un programme-pilote d’enrichissement de la farine en vitamines B9 et B12 a été recommandé dans une région française (l’Alsace) dans un rapport de l’Afssa de 2003 [10]. L’objectif était d’expérimenter cette complémentation durant cinq ans afin de permettre son évaluation en termes de santé publique dans le cadre de la lutte contre certaines malformations congénitales, les pathologies cardiovasculaires et certaines autres pathologies, notamment neurologiques. Cette recommandation n’a pas été suivie et l’expérimentation n’a pas eu lieu.

Vu la faible disponibilité des aliments enrichis en vitamine B12 en France et dans le monde, cet article se concentrera principalement sur des apports via la prise de compléments alimentaires oraux, méthode actuellement privilégiée par les personnes ayant une alimentation à dominante végétale. Le cas des aliments enrichis sera abordé en fin d’article.

Évaluation des besoins individuels

Les besoins métaboliques en vitamine B12 sont compris entre 1,5 μg et 3 μg par jour [11]. Ces besoins sont historiquement couverts par la consommation de produits d’origine animale apportant de petites quantités de vitamine B12 à différents moments de la journée.

Les mécanismes d’absorption de la vitamine B12 sont tels que lorsque ces besoins sont couverts par une complémentation (en général une unique prise par jour, par semaine ou par mois), l’apport doit être significativement plus important. Précisons qu’il n’existe pas de surdosage en vitamine B12, le surplus étant éliminé dans les selles et les urines.

La complémentation en vitamine B12 doit se faire en fonction de sa classe d’âge et de la fréquence des prises :

Classes d’âgeQuotidienneHebdomadaireMensuelle
Nourrissons de moins de 6 moisEn cas d’allaitement maternel
Pas de complémentation nécessaire si la mère est complémentée.

En cas d’allaitement artificiel
Pas de complémentation nécessaire car les apports en vitamine B12 sont suffisants via les préparations infantiles [12]

Enfants de 6 mois à 10 ans12,5 µg par jour1000 µg par semaine3000 µg par mois
Entre 10 ans et 50 ans25 µg par jour2000 µg par semaine5000 µg par mois
A partir de 50 ans ou pour les personnes sous IPP ou Metformine au long cours250 µg par jour2000 µg par semaine5000 µg par mois

Besoins de production

Pour la France

En 2021, la France compte 67 407 241 habitants, dont 65 235 843 sur son territoire européen [13].

En France 82,9 % des enfant sont allaités [14]. La durée moyenne de l’allaitement total est de 5,9 mois et celle de l’allaitement exclusif de 3,2 mois. Les nourrissons de moins de 6 mois ne représentant que 0,5 % de la population française totale, leurs besoins étant faibles et leurs apports étalés sur plusieurs prises durant la journée, leur impact sur la production nécessaire de vitamine B12 est marginal.

On fait l’hypothèse d’une complémentation quotidienne en vitamine B12, recommandée pour être associée plus facilement à une complémentation quotidienne en iode et en vitamine D.

Classes d’âgePopulation française
(%)
Quantité de B12 nécessaire
(%)
Nourrissons de moins de 6 mois345 877
(1 %)
< 1 kg par an
(0 %)
Enfants de 6 mois à 10 ans7 356 201
(11 %)
34 kg par an
(1 %)
Entre 10 ans et 50 ans32 800 397
(49 %)
299 kg par an
(11 %)
A partir de 50 ans ou pour les personnes sous IPP ou Metformine au long cours [15]26 904 766
(40 %)
2 455 kg par an
(88 %)
 67 407 2412 789 kg par an

Les besoins de production en vitamine B12 pour la France peuvent être estimés à 2,8 tonnes par an.

Pour le monde

En 2020, le monde compte 7,8 milliards d’habitants [16]. La pyramide des âges y est différente qu’en France, les personnes de 50 ans et plus ne représentant que 24 % de la population mondiale, contre 40 % en France.

Classes d’âgePopulation mondiale
(%)
Quantité de B12 nécessaire
(%)
Nourrissons de moins de 6 mois67 794 179
(1 %)
< 250 kg par an
(0 %)
Enfants de 6 mois à 10 ans1 274 587 055
(16 %)
5 815 kg par an
(3 %)
Entre 10 ans et 50 ans4 569 047 749
(59 %)
41 693 kg par an
(19 %)
A partir de 50 ans ou pour les personnes sous IPP ou Metformine au long cours [17]1 883 369 323
(24 %)
171 857 kg par an
(78 %)
 7 794 798 306219 613 kg par an

Les besoins de production en vitamine B12 pour le monde peuvent être estimés à 220 tonnes par an.

À titre de comparaison, on produit dans le monde 180 000 tonnes de paracétamol par an [18]. Plus de 800 fois plus.

En 2020, la production mondiale de vitamine B12 est estimée à 80 tonnes par an [19]. Elle est assurée par quatre sociétés : une française (Sanofi) et trois chinoises (Hebei Yuxing, Hebei Huarong et Ningia Kingvit), ces dernières assurant plus de 80 % de la production annuelle totale. 70 % de cette production est destinée au secteurs pharmaceutique et alimentaire, 30 % sont destinés à l’élevage.

Coûts de production

Il est complexe d’estimer le coût financier de cette production car de nombreux mécanismes peuvent jouer (économies d’échelles, centralisation et prise en charge par les autorités de santé, etc.). On peut néanmoins faire une estimation en se basant sur les prix actuels du marché.

En 2020, le prix proposé par les revendeurs de vitamine B12 est inférieur à 2 centimes d’€ par mg pour des quantités de 100 g [20]. Toutes choses égales par ailleurs, le kg de vitamine B12 revient à 20 000 €, la tonne à 20 000 000 € et 220 tonnes à 4,4 milliards d’€ soit 56 centimes d’€ par personne et par an. En considérant les économies d’échelles attendues, ce prix constitue l’estimation plafond.

Par ailleurs, ce coût est à mettre en regard de potentielles économies. En effet, plusieurs publications tendent à suggérer que, dans les pays occidentaux, une végétalisation significative de l’alimentation permettrait d’améliorer la prévention de décès prématurés [21] et une diminution des coûts sanitaires liés à différentes pathologies comme les maladies cardiovasculaires, les accidents vasculaires cérébraux, certains cancers et le diabète de type 2 [22][23].

Cas des aliments enrichis

Dans certains pays (États-Unis, Canada, Angleterre, etc.), il existe déjà un nombre important de produits enrichis en vitamine B12. En France, l’offre d’aliments végétaux enrichis en vitamine B12 est encore trop restreinte pour permettre aux personnes ayant significativement végétalisé leur alimentation de se passer de complémentation.

En se basant sur le modèle des politiques publiques d’enrichissement du sel de table en iode, il est tout à fait crédible d’imaginer qu’à l’avenir les apports en vitamine B12 seront plutôt couverts par la consommation d’aliments enrichis plutôt que par la consommation de compléments alimentaires. En effet, le fait qu’il n’existe pas de surdosage en vitamine B12 (le surplus étant éliminé dans les selles et les urines) fait de ce nutriment un candidat de choix pour l’enrichissement alimentaire.

La démocratisation des aliments enrichis en vitamine B12 pourra donner lieu à la rédaction d’un article dédié à ce sujet.

Conclusion

Dans le cadre d’une alimentation saine et durable, la production de vitamine B12 nécessaire à la complémentation de l’ensemble de la population peut être estimée à 220 tonnes par an. Cela reviendrait à multiplier par 2,75 la production actuelle, le surcoût pouvant être contrebalancé par des économies en matière de santé liées à la végétalisation de l’alimentation.

La vitamine B12 est, depuis 1948 [24], produite par culture bactérienne, un procédé parfaitement maîtrisé. L’augmentation de la production de vitamine B12 ne semble poser aucun défi particulier en termes d’infrastructures et de logistique, les quantités nécessaires étant très faibles au regard des capacités de production du secteur pharmaceutique.

Florimond Peureux, Président de l’ONAV.

Notes et références

Notes et références
1, 21Willett W, Rockström J, Loken B, Springmann M, Lang T, Vermeulen S, Garnett T, Tilman D, DeClerck F, Wood A, Jonell M, Clark M, Gordon LJ, Fanzo J, Hawkes C, Zurayk R, Rivera JA, De Vries W, Majele Sibanda L, Afshin A, Chaudhary A, Herrero M, Agustina R, Branca F, Lartey A, Fan S, Crona B, Fox E, Bignet V, Troell M, Lindahl T, Singh S, Cornell SE, Srinath Reddy K, Narain S, Nishtar S, Murray CJL. Food in the Anthropocene: the EAT-Lancet Commission on healthy diets from sustainable food systems. Lancet. 2019 Feb 2;393(10170):447-492. doi: 10.1016/S0140-6736(18)31788-4. Epub 2019 Jan 16. Erratum in: Lancet. 2019 Feb 9;393(10171):530. Erratum in: Lancet. 2019 Jun 29;393(10191):2590. Erratum in: Lancet. 2020 Feb 1;395(10221):338. Erratum in: Lancet. 2020 Oct 3;396(10256):e56. PMID: 30660336.
2Dans le régime sain de référence, les apports en viande et poissons recommandés sont de : 14 g/j pour le bœuf, l’agneau et le porc, 29 g/j pour le poulet et les autres volailles, et 28 g/j pour le poisson. Une consommation de 0 g/j de produits d’origine animale est indiquée comme possible.
3La viande rouge désigne ici toutes les viandes à l’exception du poulet et des autres volailles.
4, 11, 20ONAV, Position de l’ONAV relative à la couverture des besoins en vitamine B12 chez les personnes ayant une alimentation flexitarienne, végétarienne et végane, 2021.
5Une alimentation à dominante végétale désigne une alimentation composée majoritairement ou exclusivement d’aliments d’origine non-animale. Les alimentations flexitarienne, pesco-végétarienne, végétarienne et végane sont toutes des alimentations à dominante végétale.
6En particulier pour les femmes enceintes, les nourrissons, les enfants en bas-âge et les jeunes enfants, étant donné qu’une carence prolongée lors du développement entraîne des lésions cérébrales irréversibles et une arriération mentale.
7Organisation mondiale de la santé (OMS) et UNICEF, Iodine deficiency in Europe: a continuing public health problem, Geneva: WHO, 2007.
8Conseil de l’Information sur l’Alimentation en Europe (EUFIC), La carence en iode et les aliments riches en iode pour résoudre le problème, 2011 (consulté le 13 novembre 2021).
9Notons également que les produits laitiers sont une source importante d’iode dans les pays d’Europe de l’ouest et du nord, dû à l’alimentation enrichie en iode des bovins et aux produits de désinfections iodé utilisés pour les vaches laitières.
10Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA), Enrichissement de la farine en vitamines B en France proposition d’un programme-pilote, 2003.
12Estimés à 10 µg par jour.
13INSEE, Pyramides des âges, Population totale par sexe et âge – France, 2021, Chiffres détaillés parus le 29/03/2021.
14Courtois, F., Péneau, S., Salanave, B. et al. Trends in breastfeeding practices and mothers’ experience in the French NutriNet-Santé cohort. Int Breastfeed J 16, 50 (2021).
15, 17Le nombre de personnes sous IPP ou Metformine au long cours est considéré comme négligeable.
16United Nations, Department of Economic and Social Affairs Population Dynamics, Population data, Fichier “Age composition – Annual Population by Age Groups – Both Sexes”.
18Pour l’Éco, Un Doliprane, combien ça coûte ?, 17 mai 2021 (consulté le 12 novembre 2021).
19Hans-Peter Hohmann, Gilberto Litta, Michael Hans et Angelika Friedel, “Vitamins, 13. Vitamin B12 (Cobalamins)“, dans Ullmann’s Encyclopedia of Industrial Chemistry, American Cancer Society, 2020.
22Springmann M. (2020), Valuation of the health and climate-change benefits of healthy diets, FAO Agricultural Development Economics Working Paper, octobre, n° 20-03. Document ayant servi de base pour FAO (2020), L’État de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde, Rome, p. 109.
23France Stratégie, Rapport pour l’Assemblée nationale, Pour une alimentation saine et durable. Analyse des politiques de l’alimentation en France, 22 septembre 2021.
24Rickes EL, Brink NG, Koniuszy FR, Wood TR, Folkers K. Crystalline Vitamin B12. Science. 1948 Apr 16;107(2781):396-7.
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